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Quand l’impression 3D joue les premiers rôles d’un film de science-fiction français : Rencontre avec le producteur Jean-Michel Tari

décor de film imprimé en 3D

Qu’il s’agisse du passage du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, ou de la 2D à la 3D, en 100 ans l’industrie cinématographique et audiovisuelle a connu un nombre impressionnant d’évolutions technologiques. Il n’y a qu’à voir les progrès phénoménaux réalisés sur la qualité d’image et l’expérience de visionnage, sans parler des avancées techniques dans la conception des films. L’une des raisons de cette innovation, est que l’exigence des spectateurs, associée aux contraintes de temps et de coûts de production, poussent cette industrie à tirer parti des dernières technologies.

Témoignant de ses progrès techniques et sa démocratisation, l’impression 3D est en passe de devenir un outil incontournable dans le monde du cinéma. Des films en stop-motion aux gros blockbusters américains, discrètement mais sûrement, l’impression 3D s’immisce dans les pratiques des studios de production. La liberté de conception, mais aussi les économies de temps et d’argent offertes par ce procédé de fabrication, incite de plus en plus de producteurs à se tourner vers lui pour concevoir leurs décors et leurs costumes. C’est précisément le cas de Dark Cell, un film de science fiction français où l’impression 3D a joué un rôle majeur dans sa réalisation. Pour savoir dans quelle mesure et connaitre ses applications concrètes sur le tournage, PRIMANTE3D a interrogé son producteur Jean-Michel Tari.

« Lorsque j’ai vu arriver les premières imprimantes 3D, j’ai tout de suite senti que ce serait le saint Graal du processus de création artistique »

Jean-Michel Tari

Le producteur de Dark Cell, Jean-Michel Tari

Bonjour Jean-Michel, pourriez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours  ?

Bonjour Alexandre. J’ai vécu toute mon enfance et adolescence à Nice où j’ai passé un bac B pour ensuite continuer par un BTS en Communication et Action publicitaire. C’était l’époque de l’émission de télé « Culture Pub » et de son fameux « Badou-wa ! ». Sur le coup cela m’a semblé être une bonne idée mais avant la fin de la première année de ce cursus, je montais ma propre agence de publicité. Je suis quand même allé passer l’examen pour faire plaisir à mon prof et contre toute attente, je l’ai eu haut la main…comme quoi…

Ensuite, au bout de quelques années, le goût de l’aventure m’a pris et j’ai décidé de quitter la France pour émigrer au Canada. Après 13 mois de paperasse (et oui, ça se mérite le Québec), j’ai débarqué avec mes valises à Montréal. Je ne savais pas du tout ce que j’allais y faire mais un ami m’avait prévenu juste avant mon départ qu’Ubisoft venait d’y ouvrir un studio. Je suis allé les voir et un mois après j’étais engagé. A l’époque nous étions 57 dans le bâtiment, maintenant ils sont plus de 3000 !

Au bout de 3 ans Ubisoft m’a proposé de prendre la direction du studio Graphique et Animation de Shanghai ou nous étions environ 500. J’ai pu travailler sur des jeux comme Ghost Recon, Rayman, Rainbow Six, Splinter Cell, des licences Disney…etc. Chaque année on me demandait si je voulais rester, et chaque année je disais oui. A ce petit jeu, je suis resté là-bas presque 10 ans. C’est à Shanghai que j’ai commencé à réaliser mes premiers court-métrages et que j’ai été pris par le virus de la réalisation.

Ensuite j’ai débarqué à Paris pour travailler au siège d’Ubisoft à Montreuil dans un département plus axé Vidéo / Trailer / Marketing. J’ai continué à réaliser des court-métrage et un jour j’ai décidé de démissionner pour aller tenter ma chance et essayer de raconter mes propres histoires. Je me suis mis à mon propre compte en tant qu’auto entrepreneur et ait commencé à goûter au doux concept de liberté.

Les comédiens de Dark Cell

Les comédiens du film dans la prison orbitale : Eric Debrosse, Jonathan Pineau-Bonetti, Pol White et Juliette Tresanini (crédits photo : AJM Studio)

Comment est né AJM Studio ?

AJM est né en 2013 de ma volonté de développer des projets narratifs au sein d’une structure qui m’en donnerait les moyens. Ayant été quelque peu échaudé par un nombre incalculable de rencontres sans lendemain avec des producteurs, je me suis dit que l’on n’était finalement jamais mieux servi que par soit même.

En quoi consiste exactement le rôle d’un producteur de film ?

La définition officielle en France dit qu’il s’agit d’une personne capable d’aller taper aux portes des différents guichets afin d’apporter le financement nécessaire au budget d’un projet. Je rajouterais que, dans ma vision des choses, un producteur devrait aussi être un faiseur au même titre qu’un réalisateur ou que tout autre artiste. Il doit croire en un projet et en la personne qui le porte. Il est censé apporter des solutions à des problèmes souvent très concrets. En tant que producteur, j’avoue m’être parfaitement bien entendu avec mon Réalisateur, nous étions sur la même longueur d’onde en tout point !

Pièces de décor ABS et PETG, imprimés sur Zortrax M200 et Raise N2 Plus

Pièces de décor ABS et PETG, imprimées sur Zortrax M200 et Raise N2 Plus (crédits photo : Esquisse 3D)

Dans quelles circonstances avez-vous découvert l’impression 3D ? Quel est votre niveau d’expérience ?

J’ai toujours été passionné par les nouvelles technologies. J’ai eu mon premier ordinateur à l’âge de 13 ans. Dès lors je n’ai cessé de créer des images puis des animations pour en arriver à l’image de synthèse qui m’a toujours fasciné. Lorsque j’ai vu arriver les premières imprimantes 3D, j’ai tout de suite senti que ce serait le saint Graal du processus de création artistique, le chaînon manquant.

Après avoir consulté tous les test possibles et imaginables sur internet, j’ai opté pour une Prusa MK2. C’était il y a plus de 3 ans. Lorsque j’ai eu entre les mains le premier objet créé de mes propres mains, je vous avoue que j’ai été submergé d’une émotion étrange, comme un accomplissement. En tout cas, ce truc là était dingue !

« je voulais faire un film de science-fiction avec un décor novateur, des armes originales.. »

Assemblage et peinture des pieces imprimé en ABS

Assemblage et peinture des pièces imprimées en ABS (crédits photo Esquisse 3D)

Pour votre dernier court métrage et pilote de série « Dark Cell », l’impression 3D a joué un rôle important dans sa réalisation. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?

Soyons franc : L’argent !

Et oui, je voulais faire un film de science-fiction avec un décor novateur, des armes originales… Lorsque j’ai vu les premiers devis arriver, j’ai été tellement abasourdi que j’ai été pris d’un rire nerveux qui en a fait sursauter plus d’un dans le bâtiment où je travaillais (véridique). Attention, je tiens à préciser que je suis conscient que tout travail mérite salaire et que je rêverais de pouvoir claquer des millions d’euros en accessoires et en décoration, mais lorsque que vous évoluez dans une économie de court-métrages, faire de la SF de qualité n’est pas une option.

Cette décision vient aussi du fait que je venais de tourner une publicité et qu’à la fin, nous avons du mettre à la benne l’intégralité du décor qui était pourtant constitué de feuille de contreplaqués en parfait état (elle était simplement peinte). J’étais allé préalablement chez mon fournisseur de bois pour lui proposer de les lui rendre gratuitement pour qu’il les réutilise. Il a éclaté de rire.

Je me suis alors dit que j’aimerais concevoir un décor modulable, démontable et réutilisable. Pas un truc qui fini dans une décharge après 6 jours d’utilisation. Les éléments permettant ce genre d’utilisation n’existant pas, il m’a bien fallut les créer.

Peinture des pièces en PETG avant montage sur le décor

Peinture des pièces en PETG avant montage sur le décor (crédits photo : Esquisse 3D)

Comment s’est passée la sélection des pièces éligibles à l’impression 3D ?

Dans mon décor, lorsqu’une pièce n’était pas un tasseau de bois ou une plaque de médium, elle était créée spécialement en 3D par mes soins. Au début je faisais pas mal d’essais et d’erreurs mais au bout d’un moment, et avec l’expérience, une pièce imprimée était généralement bonne du premier ou du deuxième coup (à moins de problème technique du genre bouchage de la buse, décollage du plateau…etc), Pour ce qui est des accessoires et armes laser, elles ont été intégralement faites en 3D.

« J’ai utilisé environ 300 bobines de filament de 1 kilo chacune soit près de 90 km de filament »

Que pouvez-vous nous dire sur le nombre d’accessoires réalisés par impression 3D, la nature des pièces et leurs dimensions ?

J’ai dû imprimer des milliers de pièces pour ce projet. J’ai utilisé environ 300 bobines de filament de 1 kilo chacune soit près de 90km de filament. Il y a eu environ 1200 jours d’impression au total (mes Prusa + les imprimantes prêtées par Esquisse 3D : 8 zortrax M200 + 2 raise N2).

Pour la taille des pièces, j’étais limité par la taille des Prusa, c’est à dire 21 x 25 x 21 cm. Mais ce n’était pas plus mal car un format réduit et ses contraintes vous oblige à être plus créatif, à créer des jonctions, des liens par vis, écrous…etc. De plus, si une pièce plante, il vaut mieux qu’elle soit petite, cela évite les pertes. Sinon, lorsque Adrien m’a proposé sont aide, il disposait d’imprimantes plus grandes comme des Raise 3D. J’ai pu donc sortir quelques jolies pièces d’une taille plus impressionnante. Pour le type de matériaux, je dirais que 80% a été fais en PETG, 10% en PLA, 5% en ABS et les 5% restant en Flex. J’ai choisi le PETG pour sa facilité d’impression (presque aussi facile que du PLA) et surtout pour sa résistance mécanique.

« Je dessine vaguement la pièce dont j’ai besoin en perspective puis je passe directement à la création sur Fusion 360 »

Les différentes armes imprimées pour le film

Armes laser du film imprimées en 3D

Expliquez-nous les différentes étapes de la conception et les difficultés rencontrées ?

La conception commence tout bêtement par un papier et un crayon. Je dessine vaguement la pièce dont j’ai besoin en perspective puis je passe directement à la création sur Fusion 360. Ce logiciel est une véritable tuerie en terme d’ergonomie et de puissance. On peut tout faire avec lui. Je le recommande souvent aux gens qui commencent dans l’impression 3D.

Une fois satisfait de mon modèle, je l’exporte au format STL et le découpe dans le slicer propre à Prusa qui est une version adaptée de Slic3r. Ensuite j’enregistre le G-code sur une carte SD et je lance l’impression directement sur les Prusa.

Les difficultés rencontrées étaient celles que toute personne qui se lance dans l’impression 3D rencontre. Les pièces qui n’adhèrent pas au plateau, les supports qui se détachent et la pièce qui part en vrille…etc. La pire expérience a été avec les matériaux mous du genre Flex. Ça a été l’horreur car les Prusa se bouchaient systématiquement. Finalement j’ai décidé d’arrêter de faire joujou avec ce type de filament. .

Comment s’est déroulée la phase d’impression et votre collaboration avec Esquisse 3D ? Dites-nous en plus sur les machines et matériaux utilisés.

J’ai la chance d’avoir mes bureaux au sein du Pole Image CINEDESK à Ivry-sur-Seine. Ce lieu est une pépinière de talents en lien avec l’audiovisuel et/ou les nouvelles technologies. Lorsque qu’Adrien, le fondateur d’ESQUISSE 3D, s’est installé dans cet endroit, il a vite entendu parlé de mon travail. Nous avons discuté et il m’a proposé de m’aider à imprimer certaines pièces. Il faut dire que sa société possède plus d’une douzaine d’imprimantes là ou je n’avais que mes deux petites Prusa pour tout faire.

Son aide m’a permis de sortir toutes les pièces en temps et en heure. Mais en plus d’être parfaitement compétent dans le domaine, l’homme est sympathique, ce qui ne gâche rien. C’est grâce à lui que j’ai notamment pu avoir accès à des pièces en ABS car mes Prusa, n’ayant pas de capot fermé, je ne pouvais en imprimer. J’avais déjà imprimé une grande partie de mes pièces en PETG, ce qui est parfait pour les pièces du décor qui subissent des contraintes physiques importantes.

« La majeure partie des pièces a donc été utilisée tel quel sans traitement si ce n’est un coup de bombe de peinture et voilà »

Mise en peinture des pièce

Mise en peinture des pièces, pour un effet métallique, souvent il est nécessaire d’appliquer plusieurs couches de différents peinture afin de donner cet aspect métal usé. (crédits photo : Esquisse 3D)

Le post-traitement, qu’il s’agisse du retrait des structures, de peinture ou d’assemblage, est on le sait une étape importante. Que pouvez-vous nous dire sur le temps consacré  à la finition et les différents opérations qui la composent ?

Le produit que j’ai utilisé est… l’huile de coude. Pour un rendu impeccable, la seule solution qui s’est avérée viable pour moi était de poncer les pièces. C’est long, fastidieux, on s’en met partout mais on n’a rien fait de mieux. Heureusement pour moi, très peu de pièces ont du passer par ce traitement.

En effet, je savais dès le départ de l’aventure que je voulais une ambiance et un univers en piteux état, moche et délabré. La majeur partie des pièces a donc été utilisée tel quel sans traitement si ce n’est un coup de bombe de peinture et voilà. Seules les pièces que je savais vouloir filmer en gros plan ont été poncées (les armes notamment) .

Fabrication de la structure

Fabrication de la structure en Tasseau 40×40 et un système de jonction modulaire en impression 3D PETG (crédits photo : AJM Studio)

Dortoir et toilettes de la capsule

Dortoir et toilette de la capsule – Tous les volumes sont des pièces imprimées en 3D puis fixées sur un support en MDF 10 mm, le tout peint avec effet métallisé (crédits photo : Esquisse 3D)

Au regard du résultat, aussi bien sur le plan financier que pratique et esthétique, qu’est-ce que l’impression 3D vous a apporté par rapport aux techniques traditionnelles ?

Elle m’a apporté la possibilité de créer un décor qui ressemble en tout point à ce que j’imaginais. Avec un budget classique, je me serait vite retrouvé avec une feuille décor peinte en gris, des bouts de tuyau d’aspirateur accrochés au plafond et voilà ! On aurait dit que c ‘était de la SF Française.

Maintenant que je maîtrise ces techniques, je continuerais à les utiliser et à les préconiser pour mes prochains projets. Mais ceux qui se dessinent étant beaucoup plus ambitieux, je ne serais plus le gars qui modélise et s’arrache les cheveux avec le montage des décors. Au bout d’un moment il faut savoir déléguer, mais au moins je saurais à peu près de quoi je parle.

« je pense que l’impression 3D et les CNC vont prendre une part de plus en plus importante pour certains décors »

(crédits photo : AJM Studio)

(crédits photo : AJM Studio)

À l’exception de votre témoignage, le cinéma apparaît comme une industrie plutôt secrète où il semble difficile de mesurer l’impact de l’impression 3D. Comment percevez-vous la place occupée aujourd’hui par cette technologie dans cette industrie et voyez-vous son avenir ?

Beaucoup de professionnels du cinéma sont venus voir mon décor, avant, pendant et après le tournage. En discutant avec eux, et notamment avec des décorateurs, des constructeurs ou des costumiers de cette industrie, je me suis aperçu que certains avaient déjà une ou plusieurs petites imprimante 3D, mais ils ne s’en servaient qu’occasionnellement pour préparer des maquettes ou créer des objets bien spécifiques de petite taille et en petite quantité.

Je pense que ce qui les a surpris, c’est l’échelle du projet. Construire un décor entièrement avec cette technique était quelque chose qu’aucun d’entre eux ne semblaient avoir envisagé. J’espère que mon expérience leur aura permis d’entrouvrir d’autres portes.

Concernant l’avenir du cinéma dans ce domaine, je pense que l’impression 3D et les CNC (fraiseuses numérique à bois) vont prendre une part de plus en plus importante pour certains décors. Il y a aussi une technologie très prometteuse qui est l’utilisation d’écran Led pour simuler des prises de vue en extérieur. Si vous mettez toutes ces technologies bout à bout, vous vous apercevez que, très bientôt, il sera possible de créer des films dignes de production hollywoodienne pour une fraction du prix actuel. Se posera alors la question de l’histoire et des scénarios. C’est bien beau de faire un décor en 3D, encore faut-il y raconter quelque chose qui vaille la peine d’être vu.

Comédiens devant une trappe

Comédiens posant devant une trappe comportant différents éléments imprimés en 3D (crédits photo : Esquisse 3D)

Alexandre Moussion